Un avenir tout tracé pour les producteurs de « Morbier »

  • Post published:2 décembre 2022

Le 18 novembre dernier, la Cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi, est venue clôturer une procédure initiée par les défendeurs de l’AOP « Morbier » il y a plus de dix ans.

Pour mieux comprendre cette affaire, un bref historique s’impose.

Le Morbier constitue une appellation d’origine reconnue dès 2000 sur le territoire national (année d’homologation par l’INPI du cahier des charges de l’AOC « Morbier »), puis en 2002 sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne (année d’enregistrement de l’AOP « Morbier »).

Depuis lors, ce sont 45 fromageries implantées sur le massif jurassien qui sont autorisées à fabriquer le fameux « Morbier », fromage dont plus de 11.000 tonnes se vendent chaque année.

En dehors de ces acteurs, toute commercialisation par un  tiers d’un fromage sous le terme « Morbier » dont la fabrication ne répondrait pas au cahier des charges de l’AOP, est interdite (articles 13 des règlements (CE) n°510/2006 du 20 mars 2006 et (UE) n°1151/2012 du 21 novembre 2012 et article L.721-8 du code de la propriété intellectuelle).

En l’espèce, une fromagerie commercialise depuis 1979 un produit présentant l’ensemble des caractéristiques du Morbier, et notamment une raie centrale horizontale de couleur sombre.

A la suite de l’enregistrement de l’AOP et selon arrêtés et courrier de l’INAO, le fabricant est autorisé à poursuivre la commercialisation de son fromage sous le nom « Morbier » avec la mention « Montagne » durant une période de 5 ans, le temps pour lui de revoir sa stratégie commerciale.

Passé ce délai, il poursuit la commercialisation de son produit en substituant à la dénomination « Morbier », celle de « Montboissié du Haut Livradois » :

Le syndicat représentant l’AOP « Morbier » considère toutefois que cette correction n’est pas suffisante. Selon lui, la fromagerie ne doit pas être autorisée à commercialiser un produit qui présente l’apparence visuelle d’un morbier alors même qu’elle ne se conforme pas au cahier des charges de l’appellation concernée.

L’INAO reconnaît en 2007 la qualité à agir du syndicat pour représenter l’AOP « Morbier » dans le cadre d’une action judiciaire et s’en suit alors, une véritable « saga judiciaire ».

Se pose la question de savoir si la présentation d’un produit protégé par une appellation d’origine, en particulier la reproduction de la forme ou de l’apparence le caractérisant, est susceptible de constituer une atteinte à cette appellation, nonobstant l’absence de reprise de la dénomination.

Que disent les textes ?

« I. ― Sans préjudice des articles L. 115-16 du code de la consommation et L. 722-1 du présent code, les dénominations enregistrées sont protégées contre : 1° Toute utilisation commerciale directe ou indirecte d’une dénomination enregistrée à l’égard des produits non couverts par l’enregistrement, lorsque ces produits sont comparables à ceux enregistrés sous cette dénomination ou lorsque cette utilisation permet de profiter de la réputation de la dénomination protégée ; 2° Toute usurpation, imitation ou évocation, même si l’origine véritable des produits ou des services est indiquée ou si la dénomination protégée est traduite ou accompagnée d’une expression telle que  » genre « ,  » type « ,  » méthode « ,  » façon « ,  » imitation  » ou d’une expression similaire ; 3° Toute autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités essentielles du produit qui figure sur le conditionnement ou l’emballage, sur la publicité ou sur des documents afférents au produit concerné, ainsi que contre l’utilisation pour le conditionnement d’un récipient de nature à créer une impression erronée sur l’origine du produit ; 4° Toute autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit (…) »

(article L.721-8 du code de la propriété intellectuelle)

« 1. Les dénominations enregistrées sont protégées contre toute: a) utilisation commerciale directe ou indirecte d’une dénomination enregistrée pour des produits non couverts par l’enregistrement, dans la mesure où ces produits sont comparables à ceux enregistrés sous cette dénomination ou dans la mesure où cette utilisation permet de profiter de la réputation de la dénomination protégée; b) usurpation, imitation ou évocation, même si l’origine véritable du produit est indiquée ou si la dénomination protégée est traduite ou accompagnée d’une expression telle que «genre», «type», «méthode», «façon», «imitation», ou d’une expression similaire; c) autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités substantielles du produit figurant sur le conditionnement ou l’emballage, sur la publicité ou sur des documents afférents au produit concerné, ainsi que contre l’utilisation pour le conditionnement d’un récipient de nature à créer une impression erronée sur l’origine; d) autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit (…) »

(articles 13 des règlements (CE) n°510/2006 du 20 mars 2006 et (UE) n°1151/2012 du 21 novembre 2012)

Comment les juges français interprètent-ils ces dispositions ?

En 2016, le tribunal judiciaire de Paris déboute le syndicat de ses demandes aux motifs que le constat soumis ne rapporte pas « la preuve de l’utilisation du terme « MORBIER » associé à la société défenderesse ». En un mot comme pour cent, le tribunal semble considérer que seule une reprise de l’appellation serait fautive, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (TJ Paris, 14 avril 2016, N°RG : 13/13650).

Le demandeur interjette appel et la Cour d’appel confirme le jugement en précisant qu’« il n’est pas démontré que pendant la période transitoire (la fromagerie) a exploité de façon simultanée et associée les termes Morbier et Montboissié afin de créer une confusion » avec l’AOP. (CA Paris, 16 juin 2017, N°RG : 16/11371).

La problématique est alors soumise à l’appréciation de la Cour de cassation, laquelle relève un doute sur l’interprétation de « l’expression « autre pratique » dans les articles 13, paragraphe 1, respectifs du règlement n° 510/2006 du Conseil du 20 mars 2006 et du règlement n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012, constituant une forme particulière d’atteinte à une appellation protégée si elle est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit ».

Elle décide d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne (Cass. com, 19 juin 2019, N°RG : 17-25.822) qui, par un arrêt en date du 17 décembre 2020 (CJUE, 17 décembre 2020, C-490/19), dit pour droit que les articles concernés doivent être interprétés en ce sens qu’ils n’interdisent pas uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée et qu’ils interdisent la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant un produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par cette dénomination enregistrée, de sorte qu’il y a lieu d’apprécier si la dite reproduction peut induire le consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, en erreur, en tenant compte de tous les facteurs pertinents en l’espèce.

La Cour de cassation en tire toute les conséquences et censure l’arrêt :  « En se déterminant ainsi, alors qu’une AOP n’est pas protégée uniquement contre l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée mais aussi contre la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant le produit couvert par la dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par l’AOP, la cour d’appel, qui n’a pas recherché si le trait bleu horizontal ne constituait pas une caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage « Morbier » et, dans l’affirmative, si sa reproduction, combinée avec tous les facteurs pertinents de l’espèce, n’était pas susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit commercialisé sous la dénomination « Montboissié », a privé sa décision de base légale » (Cass. com, 14 avril 2021, N°RG : 17-25.822).

L’affaire est renvoyée devant la Cour d’appel de renvoi, qui infirmant le premier jugement « dit qu’en fabriquant et en offrant à la vente un fromage commercialisé sous la dénomination « Montboissié » reproduisant la raie sombre centrale et horizontale, caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation d’origine Morbier, alliée à la reprise des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine Morbier, la société Fromagère du Livradois a porté atteinte à l’AOP « Morbier », ce fromage sous cette forme et apparence étant susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à sa véritable origine » (CA Paris, 18 novembre 2022, N°RG : 21/16539).

Si le montant des dommages et intérêts prononcé apparaît relativement faible (15.000 €, tous chefs de préjudices confondus), celui-ci vient en réalité s’ajouter à des sanctions plus contraignantes pour la fromagerie : l’interdiction d’exploiter le produit (dans un délai de trois mois à compter de la signification de l’arrêt) ainsi que la condamnation au remboursement des frais avancés par le syndicat pour se défendre durant cette longue procédure (50.000 € au total).

Le fabricant doit donc tirer un trait sur la commercialisation de l’un de ses fromages, ce dont se réjouit le Syndicat : « ce trait noir, c’est notre histoire, souligne Florence Arnaud, directrice du syndicat. Il est le fruit de l’assemblage traditionnel des deux traites de la journée séparée par la cendre ».

Solène Daguier

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